Depuis 2017, Dr. Olivier Guillet est le Vice-doyen de Sciences Po École du Management et de l’Innovation. Avant d’obtenir son master et doctorat en management, Guillet a commencé par étudier le piano et le droit. Il a débuté sa carrière dans l’industrie du bâtiment avant de poursuivre dans le management de l’enseignement supérieur.

Denise Dampierre (DD) : Selon votre vision des choses dans l’enseignement et le management, comment la technologie et Internet ont-ils impacté la direction d’entreprises en France ?

Olivier Guillet (OG) : Historiquement, la France s’est bâtie sur un système aristocratique. Au cours des siècles, le critère de noblesse a évolué : le droit de naissance a été remplacé par un enseignement « Grande École » (ce sont des institutions sélectives dans l’enseignement supérieur). Dans le commerce, les entreprises les plus respectées ont cherché à recruter les personnes sortant de ces écoles car ils s’avéraient particulièrement bons en raisonnement mathématique. Les élites des entreprises françaises se sont formées selon le paradigme du 19ème siècle où l’ingénieur, celui qui sait mesurer et fournir une vérification scientifique ou mathématique, est celui qui mérite un pouvoir légitime.

Ni la technologie ni le commerce ne présentent une neutralité éthique ou politique. Les gens leur donnent un sens. Notre monde a besoin de dirigeants qui développent des projets et des technologies qui bénéficient à l’humanité sur le long terme.

On pourrait penser qu’une telle culture scientifique donne aux dirigeants français un avantage dans le monde technologique et digital. L’expérience montre une réalité toute autre.

A notre époque où les machines et les programmes gagnent toujours plus de place dans les fonctions quantitatives et de mesures, le défi actuel pour les dirigeants français est de comprendre la complexité du monde d’un point de vue qualitatif.

Ni la technologie ni le commerce ne présentent une neutralité éthique ou politique. Les gens leur donnent un sens. Notre monde a besoin de dirigeants qui développent des projets et des technologies qui bénéficient à l’humanité sur le long terme.

DD : Quelles compétences sont nécessaires pour acquérir cette mentalité de leadership centré à la fois sur le qualitatif et le quantitatif ?

OG : Il faut que nous nous libérions de la vision traditionnelle française de leadership centré sur l’excellence en mathématiques. Les dirigeants ont aussi besoin de compétences relationnelles, de se connaître, de compassion et d’intelligence émotionnelle. C’est un début.

Ils progresseront également en étendant leur vision du monde au travers des sciences sociales et d’autres disciplines encore. Les Grecs, par exemple, sont une riche source d’inspiration.

Nous devons nous libérer de la vision française traditionnelle du leadership centrée sur l’excellence en mathématiques.

Prenez la notion du « temps », qui est un défi central pour les dirigeants.

Notre capacité à mesurer le temps scientifiquement nous encadre tous dans la dimension linéaire du temps, Chronos. C’est nécessaire pour tout le monde, mais un dirigeant a aussi besoin d’évoluer dans d’autres dimensions du temps.

Kairos désigne le moment d’opportunité. Tous les bons dirigeants parviennent à sentir quand quelque chose a besoin d’être fait. Maintenant ou jamais.

Aion représente le fait d’être présent aujourd’hui et maintenant. Être totalement présent à un instant T donne de la richesse aux interactions et c’est un prérequis pour la créativité, le lien avec les gens et pour avoir un impact. Cette dimension du temps combine la sphère de l’intellect avec celles des émotions et de l’intuition. Cette mentalité multidimensionnelle et humaine est le modèle gagnant du leader du 21ème siècle.

Cette mentalité multidimensionnelle et humaine qui intègre l’intellect, les émotions, et l’intuition est le modèle gagnant du leader du 21ème siècle.

Le défi est d’appliquer cette sorte de savoir à la vraie vie ! Il faut mettre à bas le mur qui existe entre théorie et pratique. L’intellect n’est qu’un des ingrédients de l’intelligence.

Les gens peuvent facilement tomber dans le piège d’associer savoir et aptitude. Quand un ancien collègue, un doctorant en philosophie, a obtenu un poste de dirigeant, il m’a demandé des conseils sur des questions classiques de management. Pourtant il avait les connaissances nécessaires pour gérer la situation ; il aurait fallu qu’il suive lui-même son cours « Introduction au Stoïcisme » !

  • Distinguer ce que l’on peut contrôler ou non
  • Concernant les problèmes qui surviennent dans le premier pan, faire ce que l’on peut
  • En ce qui concerne ce qui se trouve hors de son contrôle, apprendre à laisser tomber.

Il a dissocié la théorie de la pratique, la mise en œuvre de connaissances.

Le défi est d’appliquer cette sorte de savoir à la vraie vie ! Il faut mettre à bas le mur qui existe entre théorie et pratique. L’intellect n’est qu’un des ingrédients de l’intelligence.

A Sciences Po École du Management et de l’Innovation, les étudiants acquièrent des connaissances quantitatives bien sûr. Ils suivent également des cours de sociologie, d’histoire et de géopolitique. De plus, l’entrepreneuriat joue un rôle important dans notre curriculum. Nous incubons plus de 80 projets par an. Cet axe centré sur les start-ups attire dans notre école un corps d’étudiants dynamique et tourné vers le changement.

Pour les générations passées, Sciences Po avait la réputation de fournir aux étudiants un statut et un certain niveau de succès garanti. On enseigne à nos étudiants à être des penseurs mais aussi des personnes d’action, des faiseurs de sens et des preneurs de risques.

Le but de notre enseignement à Sciences Po École du Management et de l’Innovation est d’inculquer aux étudiants l’apprentissage comme une façon de vivre : acquérir des connaissances, les appliquer et progresser par tâtonnements. Cela peut sembler simple, mais c’est en réalité très complexe.

Les cultures d’entreprise qui permettent aux gens de faire des erreurs et de poser des questions créent les conditions pour se libérer de nos biais.

Considérons notre susceptibilité à être influencé par des biais cognitifs. Ils limitent certainement notre développement du leadership. Comment nous en libérer ? Se rendre compte de nos croyances inconscientes n’est pas facile. Les cultures d’entreprise qui permettent aux gens de faire des erreurs et de poser des questions créent les conditions pour se libérer de nos biais. C’est l’environnement que nous offrons à nos étudiants à Sciences Po.

DD : Nombre de managers français historiques pourraient être dans une situation où le statu quo leur est bénéfique. Les jeunes diplômés recherchent un nouveau modèle. Comment une école de commerce prépare-t-elle les dirigeants actuels à accueillir cette nouvelle génération ou comment donne-t-elle aux diplômés de Sciences Po les clés nécessaires pour se débrouiller dans le monde du travail ?

OG : Il s’agit avant tout de développer son sens critique. Par critique, je ne fais pas référence à la négativité mais plutôt au fait de ne pas prendre les choses pour acquises. Cela implique de prendre du recul pour faire un bilan de ses outils de management, de sa culture et de ses valeurs, en rapport de ceux qui ont cours dans son monde managérial futur. D’un point de vue de développement de carrière, c’est la capacité à se connaître suffisamment pour évaluer « Est-ce ce dont j’ai besoin ? Cela va-t-il me rendre heureux ? ».

DD : Le succès est souvent associé au fait de gagner un bon salaire, et pourtant vous décrivez autre chose. Comment prépare-t-on des étudiants à faire la balance entre un niveau de vie confortable et un travail qui a du sens ?

OG : Le modèle selon lequel « la cupidité est une bonne chose » n’est plus aussi populaire qu’à une époque. Les jeunes veulent avoir des carrières qui leur permettront d’avoir un impact positif sur la société.

En même temps, « avoir du sens » fait partie de ces mots qu’on utilise trop souvent, dont la définition n’est pas claire et donc trompeuse. Est-ce que ça représente un but, un accomplissement, du plaisir ? Quoi qu’il en soit, pour les étudiants d’aujourd’hui, le succès dépasse clairement le simple aspect matériel.

Nous encourageons les étudiants à faire preuve d’esprit critique en ce qui concerne leur vision de ce qu’est le succès.

Le sens critique ne fais pas référence à la négativité mais plutôt au fait de ne pas prendre les choses pour acquises. Cela implique de prendre du recul pour faire un bilan de ses outils de management, de sa culture et de ses valeurs.  Ensuite de les mettre en pratique.

Mais aussi être critique de « l’esprit critique », dès lors qu’il s’agit de se reposer uniquement sur l’intellect. Nos élèves raisonnent très bien et ont de bonnes capacités analytiques. Nous devons également les alerter contre le risque de se fier uniquement à leur intellect et de se couper des autres éléments qui les caractérisent. Il est important de rester en phase avec la douce voix de nos émotions, intuitions et de l’esprit, une voix qui va au-delà du pur raisonnement. Ça communique le message pertinent d’accord ou de dissonance intérieure.

DD : Comment aide-t-on les gens à entendre leur dissonance intérieure ?

OG : Il est possible de promouvoir un nouveau modèle de leadership. Un dirigeant n’est pas un outil. Un dirigeant, c’est un aventurier du monde et un explorateur de lui-même. Les étudiants et les jeunes employés ont besoin de tels modèles.

Je crois fermement en la nature mimétique du désir, comme décrit par René Girard. Nos aspirations émergent de l’intérieur et sont influencées par les gens que nous admirons. On peut facilement devenir comme les gens de notre entourage :

  • Vouloir les mêmes choses
  • Penser comme eux
  • Agir comme eux

Façonner les comportements désirables est quelque chose de clé pour les dirigeants. Leur exemple, qu’il soit positif ou négatif, a un impact. Les employés entourés par des managers qui considèrent le leadership comme la mise en place de « techniques universelles » adopteront certainement la même approche.

Un dirigeant n’est pas un outil. Un dirigeant, c’est un aventurier du monde et un explorateur de lui-même.

Nous présentons volontairement des modèles positifs à nos étudiants : des personnes avec des formations différentes, plus de femmes, d’artistes, de travailleurs sociaux et d’acteurs du changement. Nous cherchons à familiariser nos étudiants avec des personnalités courageuses qui expriment une vision sage du succès. Ce sont des dirigeants qui prennent du recul, qui apprennent d’eux-mêmes et des autres avec humilité, et qui utilisent leur bon sens dans leurs rencontres professionnelles et personnelles. Ils mêlent la prospérité à toutes les dimensions de leur vie.

Ma définition du succès invite une intégration de la personne dans son entièreté : intellect, émotion et intuition. Cela s’applique à toutes les facettes de la vie : professionnellement, personnellement et dans la sphère communautaire. Le leadership du 21ème siècle ne consiste-t-il pas à avoir un impact positif sur nous-mêmes, sur les Français, et sur tout le reste ?

Merci

Olivier Guillet présente une vision réfléchie du leadership au 21ème siècle, ainsi qu’une invitation à agir.

  • Reconnaître nos propres modèles
  • Opérer dans les trois dimensions du temps : chronologie, opportunité et présence
  • Appliquer nos connaissances à la vraie vie
  • Diriger par l’exemple

Ses commentaires invitent à la réflexion. Comment prendre du recul et du temps pour réfléchir ? Comment mesurer la valeur des compétences relationnelles dans le leadership ? Quelles qualités façonner pour ceux qui nous entourent ? Merci de partager votre avis dans les commentaires.

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